lundi 4 juillet 2011

Dichotomies

Coluche disait à propos de mai 68 "la guerre" puis il se ravisait et corrigeait "ah non, on ne dit pas la guerre quand c'est les Français contre les Français!! On dit les évènements"
Ce qui semble s'initier depuis quelque temps en Tunisie, ce sont des évènements semblables à une guerre civile virtuelle qui se mène en particulier sur Internet entre ceux qui sont plus musulmans que l'Islam lui-même et ceux qui sont plus laïques que la laïcité elle-même.
Pour les premiers, les seconds sont des athées franc-maçons païens qu'il faut éradiquer et qui menacent le salut divin lui-même et pour les seconds les premiers sont des barbares sanguinaires ignorants
 qui menacent la sécurité nationale, internationale et l'avenir de ses enfants.
Et pourtant nul n'ignore que musulman ne veut pas dire forcément islamiste et que les musulmans eux-mêmes sont si variés, si différents que c'est ce qui constitue toute leur richesse et notre espoir.
Combien connaissons-nous de musulmans qui jeunent mais ne prient pas, ou qui prient mais ne jeunent pas, ou qui jeunent un jour sur deux, ou qui ne prient ni ne jeunent, ou qui prient mais boivent de l'alcool, ou qui boivent de l'alcool mais ne mangent pas de porc, ou boivent de l'alcool, mangent du porc, font la prière mais ne jeunent pas, ou mangent du porc mais ne boivent pas d'alcool, ou qui ont des rapports sexuels hors mariage mais font leur prière, ou qui trompent leur époux/épouse mais condamnent la rapports sexuels avant le mariage, etc.
Et combien ces laïques sont eux-mêmes divers! Combien d'entre eux sont voilées, combien sont laïques mais prient et font le ramadan, combien vont féliciter avec chaleur ceux qui rentrent de la Mecque, combien ponctuent leurs phrases à coup d'inchallah, si Dieu veut et ya rasoul allah, qui récitent al fatiha à un enterrement, combien qui refusent de la réciter à un mariage ou autre, combien qui sont laïques et athées, combien qui sont profondément croyants et laïques. Combien de ces laïques récite une sourate au sursaut d'un cauchemar au milieu de la nuit?
Pourquoi fonctionnons-nous alors systématiquement en dichotomies. Pourquoi celui qui n'est pas avec moi est-il forcément contre moi? Pourquoi la vérité chez nous n'est supposée avoir qu'une seule facette, qu'une seule version, pourquoi manquons-nous à ce point d'ouverture d'esprit TOUS autant que nous sommes, laïques, athées, musulmans, pratiquants, islamistes que nous refusons d'envisager, ne serait-ce qu'un moment qu'il existe plusieurs données à un incident, à un évènement? Pourquoi crions-nous au loup dès qu'un barbu pointe sa barbe et qu'un laïque arbore ses doutes?
L'incident, grave certes, de l'Africart, nous apprend pourtant beaucoup. Voici une salle de cinéma dont les spectateurs sont aussi divers que l'est notre société, intellectuels, femmes voilées, athées, laïques, artistes, cinéastes, etc. et qui s'apprête à regarder un film polémique dans un même objectif de départ: découvrir ce film polémique. Et voici arrivée une cinquantaine de personnes, autour d'une même idée aussi: empêcher ce film polémique d'être projeté et autour de cette même idée, ils sont variés, barbus, voilées, jeunes en maillot de foot, etc.
Qu'en dira-ton plus tard? Les islamistes ont attaqué la salle, c'est la première version. La seconde version: ce ne sont pas les islamistes, c'est la police politique.
Pourquoi oublier que la société tunisienne est diversifiée, que l'individu lui-même est compliqué, que les gens les plus modernes et ouverts se sont exprimés contre ce film et que les personnes les plus pratiquantes et les plus pieuses n'y ont vu qu'une expression d'un point de vue personnel? Pourquoi mettre tout le monde dans un même sac, pourquoi inculper ou disculper.
Parmi les assaillants, il y avait des islamistes convaincus et violents, il y avait des jeunes désœuvrés payés pour participer à l'offensive, il y avait des personnes (la plupart certainement) à qui on a expliqué que certaines personnes voulaient que la Tunisie cesse d'être un pays musulman et qui y ont cru et dans la naïveté de leur foi se sont investis de la mission de protéger leur religion, il y avait aussi des membres de la police, peut-être même sont-ils les scénaristes de ces incident. Qui le saura? Le saura-t-on un jour, enfin, ce qui s'est réellement passé ce jour-là?
Ce n'est pas parce qu'une cinquantaine de personne a attaqué un cinéma que la société toute entière est islamiste. Une minorité violente est toujours un danger et un grand danger car il suffit d'un meurtrier présent dans une salle de deux cent personnes pour le danger soit réel, mais si ce meurtrier tente d'agir, à peine aura-t-il approché sa première victime qu'au moins une vingtaine sur ces deux cent viendra l'en empêcher.

Le 25 octobre 1988, la salle de cinéma Le Saint Michel avait été attaquée et incendiée et quatorze personnes ont été blessées par un groupe d'extrême droite qui a voulu empêcher la projection du film de Martin Scorcsese La dernière tentation du Christ et ça ne se passait ni en Iran, ni en Egypte, ni en Arabie, mais à PARIS, en France, LE pays de la laïcité.
Les intégrismes sont aussi dangereux où qu'ils soient, aussi stupides et aussi violents et quelle que soit l'idéologie qu'ils défendent. Mais ceux-là même que l'on appelle intégristes sont dangereux par
la peur qu'ils nous inspirent les uns des autres, bien plus que par leur nombre, souvent restreint et leurs actions, inquiétantes mais toujours isolées.
J'ai réalisé il y a peu de temps, que dès que je voyais un femme ou une fille voilée, un sentiment de dégout, de colère montait en moi. Et j'avais décidé d'assumer cette intolérance car j'avais estimé que j'étais intolérante à l'intolérance.
Mais il est toujours facile de se donner le plus beau rôle, de justifier sa propre haine par la haine que l'on suppose chez les autres.
Dans leur écrasante majorité, les tunisiens sont ouverts, tolérants et se laissent libres de choix de vie, de choix de pratique religieuse. La preuve est ces milliers de personnes qui ont déserté les mosquées quand celles-ci ont été prises d'assaut par les Nahdhaouis et compagnie.
Il y a encore peu de temps, le vendredi quand je passais près d'une mosquée, je pestiférais contre tous ces "islamistes" qui bloquent les rues avec leur voitures sans respect pour les riverains ni pour personne pour aller prier et je me disais, le jour où les intégristes vont vouloir prendre le pouvoir, ils ont déjà une grande base populaire, cela se voit rien qu'aux moquées. Depuis quelques semaines, les vendredis ces rues sont devenues vides, seules quelques voitures sont garées. Ces gens que j'insultais à chaque fois ce sont avérés être plus intelligents que moi certainement bien plus que les intégristes qui ont cru, à tort, comme moi, que les tunisiens pratiquants leur étaient acquis. Il a suffit que les intégristes pointent le bout de leur nez et de leur bêtise dans les mosquées pour que les gens les désertent.
Ce que les système de Ben Ali a enraciné en nous, c'est le système binaire. Celui qui n'est pas avec moi est contre moi. Ou tu es pro Ben Ali ou tu es contre lui, ou tu es islamiste ou tu es contre l'islam, ou tu es laïque ou tu es pro islamiste, si tu fais la prière, tu es opposant, si tu ne détestes pas Ben Ali, tu es un lèche cul.
Après les 14 janvier, nous avons continué: si tu n'es pas pour la dissolution du RCD, tu es pro RCD et tu en fais partie et tu as quelques chose à te reprocher, si tu fais la prière, tu es pro Nahdha, si tu défends la liberté d'expression, tu es un occidentalisé, si tu es anti Nahdha, tu n'es pas musulman, si tu ne pleures pas en entendant Sidi Bouzid, tu es un anti révolutionnaire, et surtout si tu n'es pas d'accord avec moi, tu es le dernier des idiots et tu n'as rien compris.
Dieu lui-même s'est donné des centaines d'attributs, il s'est dit Un et unique mais aux multiples aspects. Il est à la fois terrible et clément, il est vengeur et miséricordieux. Dans la Sourate Rahmane il est dit "kol yawm w howa fi chaane" {كل يوم هو في شأن}, le plus souvent on explique ce verset par le fait que Dieu soit occupé à mille choses à la fois mais les soufis expliquent ce verset par le fait que le croyant perçoit Dieu de façon différente chaque jour. Car l'être humain est changeant et complexe, son rapport au divin n'est pas constant et varie en fonction de son humeur, des circonstances, de sa maturité, son intellect, ses expériences, etc.
Rien n'est définitif, rien n'est constant, rien n'est éternel.
Combien de fois avons-nous changé d'avis, combien de fois avons-nous été étonnés de notre propre façon de penser, de notre évolution et de certaines de nos réactions?
La dictature et la mentalité de la délation nous ont appris à vivre les uns contre les autres et le départ de Ben Ali, la dissolution du RCD, les procès spectacles pour débiles profonds de l'ancien président et sa cour n'ont pas changé la donne mais l'ont aggravée.
Si nous ratons un rendez-vous avec l'Histoire avec cette fragile Révolution du Jasmin, ce ne sera ni à cause des islamistes, ni à cause des laïques, ni des franc-maçons, ni des athées, ni des amoureux de la bsissa au Japon, ça sera parce que nous ne savons faire que dans l'exclusion et l'exclusivité. Nous n'avions pas besoin d'exclure tel ou tel des élections ou de la vie politique parce que tout simplement celui qui a les moyens de manipuler l'opinion et les élections peut le faire et en profiter sans se présenter. Nous n'avons pas besoin d'exclure la laïcité au nom de l'islam ou les traditions musulmanes du pays au nom de la laïcité parce que c'est une opposition qui n'existe pas de fait dans notre pays; l'exception culturelle tunisienne est justement dans l'aspect protéiforme de sa société.
Ce n'est pas tant le danger islamiste qui m'inquiète que les répercussions d'un tel débat. Le tunisien moyen, sans aucune condescendance ni connotation péjorative dans cette expression, n'a pas l'habitude qu'on lui demande de décider s'il est musulman ou pas, il se considère musulman même s'il boit, même s'il ne fait pas la prière; on ne peut pas le placer entre le marteau et l'enclume où on lui dit que s'il n'est pas laïque il est islamiste et il perdra tous ses droits et que s'il n'est pas islamiste il est athée et il encourage les "koffar". Pourquoi poser un problème existentiel aux gens, qui, dans leur majorité écrasante, ne demandent qu'à vivre tranquillement, dignement, avec un travail décent, un pouvoir d'achat honorable, un bon rire durant les soirées ramadanesques et une liesse pour un match de foot.
Le seul véritable combat que nous devrions mener, et qu'il ne soit pas mené au nom de la laïcité qui pose un problème de conscience aux gens quant à leur identité religieuse, c'est celui de l'identité tunisienne, c'est la préservation de ce qu'il y a de meilleur dans le modèle social tunisien, la richesse de sa diversité, la spontanéité des rapports entre buveurs de vin et adeptes de la prière du vendredi.
La véritable intelligence des islamistes est de poser la question de l'identité religieuse aux gens, en leur disant "si tu es musulman, tu es forcément avec nous, parce que Dieu est avec nous"; en opposant systématiquement la laïcité à la menace islamiste, on ne fait que tomber dans le piège islamiste, on ajoute de l'eau à leur moulin. Parce que tout le monde sait ce que Islam veut dire mais bien rares sont ceux qui comprennent le terme 3elmaniya, laïcité. Et tenter d'expliquer ce terme est une erreur "stratégique" puisque les islamistes seront là avec une banderole simple qui contient el chahada pour prouver que la laïcité est contre l'Islam et certaines images sont bien plus puissantes que tous les discours.
Ces milliers d'hommes et de femmes qui ont déserté les mosquées quand les islamistes les ont investies, je leur fais confiance et je les remercie car ils m'ont donné une leçon et m'ont redonné un brin d'optimisme, ces gens-là ne sont pas dupes, pas plus que l'écrasante majorité des gens qui ne voudront jamais voir le drapeau de leur pays remplacé par un autre. Ce qui compte pour la majorité des tunisiens, c'est que la Tunisie reste la Tunisie mais sans Ben Ali.
Parce que les Tunisiens restent les Tunisiens.

Et le reste est littérature.


1 commentaire:

  1. Ceux qui veulent mesurer l'Islam et l'islamité des Musulmans/Musulmanes du 21ième siècle à la longueur de leur barbe et à la visibilité ou non des bretelles de leur soutien gorge,ceux-là Monsieur ne vous comprennent pas et ne peuvent pas vous comprendre.Ce n'est pas en opposant laicité et islamisme qu'on tombe dans le piège des islamistes,c'est en acceptant de réduire la laicité aux slogans imbéciles et réducteurs des islamiste que l'on tombe dans leur piège.C'est en acceptant,à l'instar de certains démocrates qui,par naiveté ou calcul politique,se disent "réconciliateurs",de transiger sur les principes élémentaires et intrinsèques des droits individuels élémentaires,que l'on tombe dans leur piège.Ech Chahada appartient à tous les Musulmans croyants,de naissance ou de conviction,c'est là un principe qui doit être intangible et ne doit tolérer aucune discussion ni dans la sphère religieuse qui est du domaine privé,ni dans la sphère politique qui est le domaine de tous,croyants ou non croyants,musulmans ou non musulmans.L'erreur n'est pas de concilier des antinomies mais de vouloir essayer de transiger hypocritement sur les principes universels que notre Révolution a dit vouloir rejoindre:liberté et démocratie.Si vous introduisez dans ces champs là un débat religieux,alors vous n'aurez ni l'un ni l'autre.Si vous pensez qu'il suffit de brandir la Chahada comme programme politique pour mener le peuple,alors vous faites partie de ceux qui pensent que le peuple n'est qu'un troupeau de moutons qui obeit aveuglément au bâton de son berger.Avouez qu'il y a quelque contradiction à claironner depuis le 14 janvier que le peuple et la jeunesse sont désormais conscients ("Waayine") et que nul ne peut plus les mener en bâteau.Non,ce qu'il nous faut,ce sont des hommes capables de tenir face aux escrocs intellectuels et religieux qui essaient de faire croire qu'il y a antinomie entre laicité et religion parce qu'ils sont incapables d'ouvrir les horizons d'un pays et d'un peuple sur autre chose que le ciel,bien entendu hors de leur portée et auquel il est aisé de déléguer la responsabilité de tous les échecs et de toutes les turpitudes humaines.Churchill disait que la démocratie est le plus mauvais système (de gouvernance) à l'exception de tous les autres.Mais la démocratie a des règles et des principes intrinsèques au premier desquels la liberté individuelle qui ne peut être limitée que par les lois que le peuple,au travers de ses représentants,s'impose.Ceux qui veulent vous priver de votre liberte de conscience ou simplement de votre liberte de vous vêtir comme vous entendez,sont les ennemis déclarés de toute liberté et ne veulent pas de la démocratie.Il n'y a pas de démocratie sans liberté et il n'y a pas de liberté sans démocratie.L'une et l'autre ne tolère que les limites que le peuple y mettra avec une volonté nettement exprimée dans les urnes.Transiger sur les principes élmentaires au nom d'une soi-disant volonté de conciliation sera une erreur fondamentale et historique.Si le peuple décide clairement par son vote que son avenir est dans l'islamisme politique,le peuple saura assumer son choix et saura désavouer ou punir,n'en doutez pas,ceux qui l'auront induit en erreur.C'est pour cela que les vrais démocrates ne doivent jamais accepter de transiger sur les principes de liberté et de démocratie et refuser tout débat sur religion et laicité qui n'ont rien à faire ensemble.

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