Dans notre hystérie collective permanente, nous avons l'habitude
maintenant de ces faits divers qui prennent des allures d'évènements
dans notre quotidien.
Plus rien ne défraie la chronique chez nous,
tout étant porté au sommet de l'actualité, une agression, un braquage,
un mot de travers et le pays tout entier s'en émeut, Facebook en fait un
ras-de-marée, les pseudo journaux sérieux ou pas reprennent infos,
intox et en font leurs choux gras. Et même mon humble personne, ici-bas
sur ce blog que personne ne lit ou presque, je viens en griffonner deux
ou trois mauvaises blagues.
Hier soir donc, dimanche 10 juin, une
horde de nos amis salafistes (sans lesquels notre quotidien serait d'un
ennui mortel dans la mesure où les problèmes économiques du pays
n'attisent les passions de personne), s'est attaquée au Printemps des
Arts.
Enfin quand je dis une horde, comprenez entre 5 et 200,
armés jusqu'aux dents ou pas, les versions diffèrent et il semblerait
que les quelques 500 spectateurs de la scène n'aient pas tous reçu la
même paire d'yeux, à moins que certains effets démultiplicateurs de la
perspective nous soient encore inconnus.
Quoiqu'il en soit, -je
polémiquerai un autre jour sur les relations dangereuses entre le
fantasme et le réel- nos amis les salafistes ont estimé que certaines
œuvres portaient atteinte à l'Islam et sont venus exprimer, d'une façon
ou d'une autre, ce point de vue.
Outre le fait que je leur
reproche de ne pas être venus à la session 2011, particulièrement
mauvaise à mon goût, et qui méritait d'être largement huée, je trouve
insupportable les effets qu'une telle présence a eu sur les gens et en
particulier sur cette société facebookinne qui se prend pour le nombril
du monde et que je ne vais pas trop mettre à mal ici puisque c'est de
leurs partages que dépendra l'avenir de cet article.
Les
cris d'alarme ont retenti, la société civile s'est mobilisée, le Palais
Abdelya s'est rempli de citoyens, de politiciens, d'artistes, de curieux
aussi. Je ne trouve que du positif à ces rassemblements, que la menace
ait été exagérée ou pas, qu'elle soit réelle ou pas, la question ne se
pose pas en réalité, tout mouvement de solidarité, de soutien, toutes
possibilités de rencontres, de dialogues, d'échanges ne peuvent être que
bénéfiques dans une société où nous avons été dressés pour avoir peur
les uns des autres, pour nous méfier les uns des autres et dans une
société où les prémices de la liberté d'opinion et d'expression ont
démoli des familles et des amitiés à jamais depuis l'année dernière.
Je
note au passage d'ailleurs que le mouvement même des salafistes, d'un
point de vue structural est également un mouvement de solidarité,
d'échange et de dialogue. Ce qui pourrait être intéressant, sur le moyen
terme serait de croiser ces deux mouvements de solidarités opposées,
mais là on entrerait dans l'ère de la civilité, ère pour laquelle notre
pays n'est pas encore prêt et que la volonté politique de nos
gouvernants ne laisserait jamais s'instaurer. Mais passons, il est
permis de rêver.
Entre ces deux masses de convictions qui
s'affrontent, il y a la masse. LA Masse, ma préférée, la vraie masse, la
masse majoritaire, celle du "oui, mais".
Le "mais" ici n'a pas
valeur de nuance, mais bien d'opposition. C'est à dire que pour cette
masse-là, il y a intrinsèquement les deux autres masses qui
s'affrontent; la masse "liberté l'expression" et la masse "salafiste au
fond des yeux". C'est un tantinet romantique, c'est vrai, mais je ne
connais rien de plus romantique que deux passions qui s'affrontent en un
même esprit, même mauvais.
"Oui, mais il ne faut pas oublier que nous sommes musulmans"
Comment
diable, pourrions-nous l'oublier alors que tout le monde passe son
temps, dilapide son énergie et la notre à nous le rappeler? "Oui, mais
nous sommes musulmans" "Oui, MAIS, il ne faut pas OUBLIER que nous
sommes musulmans"!
Ils me font penser au poisson rouge, la fameux
poisson rouge dont la mémoire n'excède pas les dix secondes et je les
imagine faire le tour de leur bocaux et tomber nez à nez avec une
inscription qui dit "nous sommes musulmans" et bam! N'oublions pas que
nous sommes musulmans, s'il vous plait, MU-SUL-MANS!
Je
peux en déduire que ceux qui ne cessent de nous le rappeler à nous, sont
ceux qui ont peur de l'oublier. J'aimerais leur dire de ne pas
s'inquiéter, nous le savons, nous savons qui nous sommes et nous le
savons si bien qu'aucun tableau, aucun article, aucune vidéo ne vient
perturber ou fragiliser notre identité. Nos convictions profondes ne
sont ébranlées par aucun sacrilège, ni par une œuvre d'art ni pas les
appels de meurtres des salafistes. Nous ne sommes pas dans un bocal,
nous ne sommes pas des poissons rouges, la foi n'est pas une question de
mémoire, la foi n'est pas rationnelle, n'est pas raisonnable, la foi
est inébranlable et n'a pas besoin d'arguments. Tout comme l'amour.
Au
sein de cette masse du "oui, mais" on retrouve un grand nombre
d'intellectuels, ou de personnes cultivées, voire brillantes. Ils vous
exposent leur savoir, leur culture, vous citent des auteurs, plaident la
liberté d’expression, de culte et finissent par un "oui, mais... il ne
faut pas oublier que nous sommes musulmans et qu'il ne faut pas toucher
au sacré ET qu'il faut respecter notre religion et que et que et que..."
Si
la culture, -les lectures, le cinéma, le théâtre- n'imprègne pas
l'individu, si elle ne lui permet pas d'asseoir sa personnalité, de
savoir qui il est et qu'il continue à se sentir mis à mal par toute
forme de culture qui ne conviendrait pas à ses vues religieuses, à quoi
sert donc cette culture?
La culture ostentatoire, c'est ce que
Barthes appelait le snobisme culturel, c'est le fait de savoir ce qu'il
faut savoir, d'avoir lu ce qu'il faut avoir lu, d'avoir vu ce qu'il faut
avoir vu. C'est quand la culture n'est plus une construction intime
mais une condition d'insertion sociale, d'appartenance à des groupes
sociaux. C'est la théorie de la distinction; Bourdieu l'a longuement
expliquée, les pratiques culturelles servent à abolir les frontières
entre les groupes sociaux et l'impossibilité de la transgression de
certaines frontières est due à l'importance cruciale et incontournable
de l'imprégnation. Car justement, cette culture de surface, celle qui
sert à dire oui je suis cultivé mais, MAIS n'oublions pas que nous
sommes musulmans, est celle où l'on n'as pas su s'imprégner et ce qu'on a
lu, vu, entendu.
Elle est semblable en tous points à la religion
quand celle-ci devient affaire de vêtement, d'apparence, quand la foi
n'est plus questionnée, quand ce sont les preuves de cette foi qui
importent.
Ce n'est plus de convictions qu'il s'agit mais d'arguments.
Cela
me rappelle ces personnes qui veulent vous prouver que Dieu existe en
faisant du calcul d'épicier. Regarde le nombre de mots dans le Coran,
c'est un miracle mathématique! (d'ailleurs si j'en avais l'hystérie et
la patience, je vérifierai un jour), regarde dans le Coran Dieu a parlé
du big bang, c'est une preuve, non?
Ceux qui ont besoin
d'arguments pour nous prouver que Dieu existe ont surtout peu de
conviction. Quelle vaine et douloureuse tentative de faire face à
l'inconnu, au néant, au chaos qui les habite. Et quelle haine, quelle
colère, quelle envie ils éprouvent à l'égard de ceux qui n'ont nul
besoin d'arguments pour être sereins dans leur foi, ou dans leur
athéisme (l'athéisme n'est-il pas une forme de foi?); ceux qui n'ont pas
besoin qu'on leur rappelle qui ils sont, ni en quoi ils sont supposés
croire, ni ce qu'ils doivent défendre pour continuer à être des
musulmans.
En définitive les passions qui s'affrontent
restent celles de l'être et du paraitre. Aussi bien en matière de
religion qu'en matière de culture, certains savent qui ils sont, les
autres veulent juste le paraitre.
Et le reste est littérature.