mardi 24 août 2010

Autre monde, autre immonde, autre inonde.

 Je viens de lire cette note de l'excellent blog de Massir, elle y exprime son étonnement devant la piété exacerbée de certains des voyageurs qui étaient dans le même avion qu'elle.
Je dis étonnement, mais je choisis mal mes mots et peut-être suis-je entrain de choisir les mauvais termes car ce dont je voudrais parler c'est de ce terrible malentendu dont cette note fait l'objet, comme nombreuses autres notes, par ailleurs.
Il ne s'agit pas tant d'étonnement que de curiosité.
Si j'ai délibérément choisi de dire étonnement en lieu et place de curiosité c'est justement parce que ceux qui ont commenté cet article ont fait part d'une condescendance sans égale vis à vis de Massir en lui disant qu'elle ne pouvait pas comprendre le bonheur dans lequel vivent ces gens qui consacrent cent pour cent de leur temps à lire le coran.
Et encore une fois, ne vous y trompez pas. Massir a bien précisé LIRE, mais lire pour lire. C'est à dire comme on lit une incantation dans une langue que l'on ne comprend pas. Comme dans les églises ces gens qui chantent des chants religieux en latin sans les comprendre. Il ne s'agit pas de lecture instructive, ou académique ou théologique, non, il s'agit du degré zéro de la lecture, c'est à dire le déchiffrage des lettres.
J'aime le Coran, je le lis beaucoup, et souvent, j'en connais certaines parties par cœur, j'en ai lu plusieurs explications, interprétations. Je suis souvent confrontée à des gens qui défendent avec passion le Coran sans en connaitre un seul verset par cœur, qui l'ont pourtant beaucoup lu et qui passent leur temps à le LIRE.
C'est pour moi une source historique intéressante, je pense qu'il contient des réflexions sur l'âme humaine qui sont pertinentes, j'aime les histoires qu'il contient, j'en aime aussi la rhétorique, l'intertextualité.
Mais les co-voyageurs de Massir, qui poussent la piété jusqu'à prier dans le couloir de l'avion et qui sont en kamiss pour les hommes et en niqab pour les femmes, ne le lisent ni pour la rhétorique, ni pour les informations, ni même pour les commandements religieux qu'il contient.
Ils le lisent pour lire, comme pour s'en imprégner, plus par superstition que par piété en réalité.
Ce qui m'a choquée c'est que tout au long de la note, Massir ne cessait de répéter qu'elle ne portait aucun jugement mais que ce monde où les gens lisent sans lire et consacrent toute leur énergie autour du seul religieux (et elle ne parlait pas que de l'Islam) était un monde qu'elle ne comprenait pas. Et pourtant, les commentaires ont rapidement fusé dans du "ces gens sont plus heureux que toi, rabbi yehdik, etc."
Si Massir s'est efforcée de ne porter aucun jugement, ses lecteurs, eux, se sont empressés de la condamner, comme d'habitude.
Car dans ce monde qu'elle ne comprend pas, l'autre est immonde s'il ne s'immerge pas dans le religieux qui inonde.
Si Massir avait parlé de quelque religion hindoue qu'elle aurait découverte au fin fond de l'Inde lors d'un voyage et si elle avait dit qu'elle ne comprenait pas ce monde, je pense qu'elle n'aurait eu aucun commentaire du genre "rabbi yehdik". Peut-être n'aurait-elle eu aucun commentaire ou peut-être un des ces excités qui se ruent sur son blog uniquement pour le descendre lui aurait-il répondu que ces pauvres hindous qui consacrent leur vie à cette religion bizarre n'avaient pas eu la chance d'être éclairés par l'Islam. En d'autres temps, les missionnaires catholiques couraient à travers contrées lointaines justement pour apporter la lumière de la Chrétienté aux sauvages.
Non, de nos jours, on n'a pas le droit d'être curieux devant une pratique que l'on ne comprend pas.
Car dans le monde tel qu'il est aujourd'hui ceux qui sont d'un autre monde maintenant ce sont nous, nous sommes l'autre monde, l'autre immonde  que l'autre inonde de haine et de jugements.

Mais ne nous étonnons pas trop non plus de ces réactions.
Si la curiosité de Massir est passée pour un étonnement déplacé, c'est que nous sommes de plus en plus dans un monde où la curiosité n'est plus de mise. On s'étonne de la force de Dieu, des miracles facebookiens de l'Islam, mais on n'est pas curieux de découvrir ce qui se cache derrière cette montée spectaculaire de la bêtise, de l'intolérance et du retour sans grâce de réflexions et pratiques moyenâgeuses. On n'est même pas curieux de découvrir le véritable sens de l'Islam, ni ses valeurs fondamentales.

Si Massir s'est efforcée de réfléchir à ce monde sans le juger, ceux qui lui ont répondu l'ont jugée sans réfléchir.

Faculté de jugement, faculté de pensée sont aujourd'hui curieusement séparées.

 Et le reste est littérature.


http://massir.blogs.psychologies.com/mon_massir/2010/08/un-autre-monde.html

lundi 2 août 2010

Ce dont je me souviens de Bourguiba

Je me souviens très certainement de la mort de Bourguiba, comme tout le monde.
Je crois que chacun d'entre nous se souvient de l'endroit où il était et de ce qu'il faisait au moment où nous avons appris le décès du grand homme. Tout comme tout le monde se souvient de l'endroit où il se trouvait et ce qu'il faisait au moment de l'effondrement des Tours le 11 septembre.
Je ne fais pas de plaidoyer pathétique, ni de la sous-politique.
Je veux vraiment me souvenir de ce dont je me souviens.
Je me souviens, enfant, des extraits quotidiens de ses discours, je me souviens de ce rituel paternaliste, me souviens que cela organisait la journée, la soirée, que ça voulait dire que c'était l'heure du journal télévisé, qu'on irait se coucher dans une heure à peu près.
Je me souviens des vidéos en été où on le voyait se baigner à Monastir.

Je me souviens des émeutes du pain, notre maison avait été attaquée et mon grand-père avait tiré sur l'un des assaillants pour faire fuir la foule qui voulait pénétrer chez nous, je me souviens de la peur, je me souviens des jets de pierres sur notre voiture et des gens amassés sur le pare-brise de ma mère qui tentait de foncer dans le tas pour que nous puissions nous échapper.
Je me souviens de la maison de ma tante, pas loin de l'Avenue de la Liberté, nous y étions tous réfugiés et c'était la première fois que nous dormions avec mes parents ailleurs que chez nous, dans une autre maison, je crois aussi que c'est bien la seule fois où nous avons passé la nuit, en famille, ailleurs que dans notre maison.

Je me souviens de la peur. Et des vains efforts de ma mère pour calmer mon angoisse.


Je me souviens que nous attendions que Bourguiba parle à la télé, parce que nous savions que Bourguiba allait nous sauver. Et Bourguiba a parlé et les émeutes se sont arrêtées.
Nous sommes sortis alors, avec mes cousins, nous sommes sortis acclamer Bourguiba.
Dans mon souvenir je crois l'avoir vu, ou peut-être était-ce juste sa voiture, j'avais cinq ans et mon cousin me portait sur ses épaules et j'ai scandé dans la rue "Yahia Bourguiba" et je me souviens l'avoir scandé avec conviction et joie parce que je pensais, moi, ce jour-là, que nous rentrions chez nous grâce à lui.
Et en rentrant à la maison, il y avait la vitre cassée, près des escaliers, une trace de tir aussi sur un mur.
Après cet épisode, mes parents ont installé du fer forgé à toutes les fenêtres.
Et depuis, j'ai une phobie indicible de la foule. Dès que je vois une foule, je tourne presque de l'œil, j'ai des sueurs froides et je suis convaincue que quelque chose de violent va arriver.
Depuis, j'ai aussi peur de tous les bruits qui ressemblent à des bruits de tir, j'ai une peur bleue des feux d'artifices et je me bouche les oreilles du début jusqu'à la fin, j'ai peur des ballons parce que j'ai peur qu'ils éclatent.
Je revois encore mon grand-père, fusil à l'épaule, tirer dans la foule et pourtant, aujourd'hui encore, dans ma tête, ce n'est pas mon grand-père qui nous a sauvés, c'est Bourguiba.

Plus grand qu'un grand-père, un père. Le Père de la Nation.


Il y a un orphelinat très connu en Tunisie, ça s'appelle les Enfants de Bourguiba.


Et le reste est littérature.